Le roman ressemble au théâtre puisqu’ils sont tous les deux pareils à la vie. Le monde entier est une scène, dit Shakespeare, et nous y sommes tous des acteurs. Depuis la nuit des temps, tous les soirs, les mêmes fables se répètent pour le plaisir du public. À tour de rôle, on reconnaît la sienne en n’importe laquelle des histoires qui se jouent sous nos yeux. La morale, amère, en est toujours la même : dépossédé enfin de tout ce qui fut à lui, chacun, au bout du compte, règne seulement sur les chagrins qui lui restent et dont il ne garde que le souvenir, dont il ne conserve que le secret. Mais lorsque les acteurs, sous les sifflets ou sous les applaudissements, se préparent à regagner leurs loges, une image persiste que tout homme peut peindre, s’il le souhaite, lui donnant par exemple l’apparence de cet étang où, parmi les fantômes qui flottent à la surface, il aperçoit les flèches de feu de quelques poissons d’or brillant dans la lumière qui baisse.
Les trois coups retentissent. Le silence se fait dans la salle. Le rideau se lève. La scène se situe en Angleterre. L’action se déroule vers le milieu du vieux XXe siècle. Un homme, le plus célèbre des Premiers ministres du Royaume-Uni, pose pour un autre qui le peint. On n’en dira pas plus pour l’instant. Drame ou comédie, le spectacle peut maintenant commencer, qui raconte à chacun le récit de ce qui fit sa vie.
Éditeur original : Gallimard
Critiques
- Chaque phrase rivalise d’élégance, de subtilité et de poésie, le classicisme shakespearien de la forme parfois adoptée permettant à l’auteur de porter son propos bien plus loin que l’histoire du portrait ne lui permettrait.
Les Inrockuptibles n° 1238, Yann Pereau, 21 août 2019 - Philippe Forest a conçu un roman qui doit beaucoup à la forme théâtrale. En quatre actes, trois intermèdes, un prologue et un épilogue, l’auteur imagine les séances de pose auxquelles Churchill se prête de mauvaise grâce, dans sa propriété de Chartwell.
RTS, Jean-Marie Félix, 2 septembre 2019 - Admirable roman que sa forme exigeante exhausse en fantasmagorie poignante autant qu’en méditation sur les ténèbres et le néant.
Telerama n°3632, Nathalie Crom, 20 août 2019, TTT - Méditation sur la politique, l’art et ses limites, « Je reste roi de mes chagrins », bien que questionnant la pertinence de raconter, encore et toujours, les mêmes histoires, est un grand roman.
Les Inrockuptibles n° 1237, 14 août 2019 - Le texte, dans sa composition en quatre actes et l’ombre explicitement shakespearienne qui s’y porte, s’allume ainsi progressivement, et ses personnages sont telles des figures qu’on dirait dialoguant dans la mémoire même de l’auteur : étrange effet d’un récit à la fois théâtral et intérieur […] Du coup, il semble que toute l’œuvre de Forest fasse, dans « Je reste roi de mes chagrins », comme une espèce de boucle, complexe et très belle, passant par le théâtre et la peinture, l’histoire du monde et l’intimité de sa traversée.
Le Monde n° 23250, Fabrice Gabriel, 11 octobre 2019 - « Je reste roi de mes chagrins », conçu comme une pièce, avec didascalies, prologue, actes, intermèdes et exergues de Shakespeare, multiplie avec virtuosité les reprises, les reformulations, les changements de genre et de rythme, les ruptures de ton, les retournements syntaxiques, dans un système d’emboîtement solide et minutieux, où l’essai sur l’art de la fiction et l’auto-commentaire s’insèrent dans une forme narrative démultipliée.
Mediapart, Pierre Benetti, 26 octobre 2019 - Dans « Je reste roi de mes chagrins », par sa forme même, on trouve une forme de partage universel d’un malheur, aux antipodes de la confession ; preuve parmi d’autres que littérature de soi et nombrilisme ne sont pas synonymes, contrairement aux idées reçues.
Politis n° 1576, Christophe Kantcheff, 7 novembre 2019
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